• « - Moi, je m’appelle Pierre-Rachid.

     - Pierre-Rachid ? C’est rigolo !

     - Ouais, je sais. C’est l’intégration.

     L’intégration. Hocine, son père, n’avait que ce mot à la bouche. Il voulait être plus français que les Français pur porc qui se reproduisent dans l’Hexagone depuis Vercingétorix. Il portait des vestes coupées, des lunettes de banquier et une montre en toc démesurée. Il se regardait souvent dans le miroir derrière la porte d’entrée de leur petit appartement, une copie parfaite du nôtre, et il souriait à son reflet, satisfait, avant de déclarer :

     - Ah voilà : là, je ressemble vraiment à un Stéphane ou un Nicolas, hein !

     Sauf qu’il était en France depuis trois ans seulement et qu’il prononçait « Nicoulas ». » (p.15-16)

      

    « Je remarque alors qu’elle porte une sorte de djellaba chamarrée et clinquante, avec une ceinture pour marquer sa taille toute toute fine. Oh, quelle délicate attention : elle s’est déguisée en petite Arabe pour s’immerger dans la faune locale !

     En la voyant, Hocine marque un temps d’arrêt et cligne des yeux, plusieurs fois.

     Mais il se reprend rapidement : (…)

     - Tu… tu portes une très jolie robe ! (…)

     - Oh merci ! Je l’ai rapportée du pays de Pirach ! Là-bas, ça ne vaut rien ! (…)

     - Je crois que certains ont faim ! s’exclame aussitôt Nacera. Tant mieux ! Charlotte, tu as faim aussi, j’espère ?

     

    L’intégration

    - Oh oui, madame ! Et j’adore le couscous ! Mais j’y pense : je pourrais peut-être partager vos recettes traditionnelles dans mon journal télévisé, non ? Nous avons beaucoup de gens de chez vous dans notre lycée : ça leur fera sûrement plaisir !

     Sûrement, oui. Et si en plus elle passe une chanson de Faudel en fond sonore, ils se sentiront tout à fait chez eux. Je n’essaie même pas de retenir le ricanement méprisant qui s’extirpe de ma gorge ? Non, mais sérieusement, qu’est-ce que c’est que cette fille ?! On dirait Marion Maréchal en campagne électorale dans le Sud !! La pauvre : elle ne sait pas que Nacera ne prépare aucun plat typique de son pays d’origine. Jamais.

     - Euh… je n’ai pas fait de couscous.

     - Ah bon ? J’aime aussi les tajines, vous savez ! Au poisson, au poulet, à l’agneau ou juste aux légumes, peu importe ! C’est succulent ! Avec les épices de chez vous, c’est toujours un délice !

     Cette fois, c’est papa qui glousse derrière son poing. Pirach nous regarde tous les deux en levant un seul sourcil ; instantanément, on baisse les yeux pour les coller au fond de nos assiettes vides.

     - J’ai fait un filet de bœuf. Et du gratin dauphinois. Et pour le dessert, un Saint-Honoré.

     Charlotte paraît stupéfaite.

     - Aaah ! Je ne savais pas que vous pouviez faire des gâteaux catholiques !

     Toute. La. Puissance. Intellectuelle. Du. Cosmos.

     Est. Cachée. Dans. Cette. Phrase.

     Silence.

     Looooong silence, même.

     Nacera est totalement décontenancée. Elle n’a aucune idée de ce qu’elle pourrait répondre à un truc pareil. » (p. 114-116)

      

     (La Fourmi Rouge d’Emilie CHAZERAND)

     

     

     

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  • « Au bout d'un moment, des idées horribles me sont venues de nouveau à l'esprit. Handicapé, qu'est-ce que cela signifie ? De quoi aura-t-il l'air, mon petit frère ? Aura-t-il les yeux bridés ? Aura-t-il des gestes saccadés ? (…)

     - Qu'est-ce que vous entendez par handicapé ?

     Le docteur Randall a hoché la tête.

     - J'étais en train d'expliquer tout ça à tes parents, dit-il. On ne peut encore rien savoir. C'est une question de temps.

     - Mais… est-ce qu'il sera sourd ou aveugle ?

     Papa et maman étaient étrangement calmes et je savais combien ils redoutaient la réponse. Mais le docteur Randall s'est montré enjoué.

     - Certainement pas ! Je suis même tout à fait sûr qu'il verra bien et qu'il entendra bien.

     - Est-ce qu'il sera aussi mignon que les autres bébés ? Il n'aura pas l'air bizarre, avec la bouche ouverte qui bave tout le temps ?

     

    Qu'est-ce que vous entendez par "handicapé" ?

     La question retentit brutalement. Mais cela m'importait plus que toute autre chose.

      - Je n'en sais rien, Anna, a répondu le docteur Randall. Franchement je n'en sais rien. Mais, à mon avis, tous les bébés sont mignons, même ceux qui…

     

     Il se tut. Mais j'ai insisté.

    - Seriez-vous capable de dire s'il pourra jouer comme les autres enfants, aller en classe et parler et rire et tout et tout ?

     Le docteur Randall perdit alors son expression enjouée.

     - Il saura rire, ajouta-t-il doucement, j'en suis absolument sûr. Mais pour le reste, il nous faut patienter ; je ne peux pas en dire plus. » (p.18-19)

      

    (Mon drôle de petit frère d’Elizabeth LAIRD)

     

     

     

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  • « Dans son livre fondateur Trouble dans le genre, Judith Butler affirme que le genre est une performance, une identité instable modelée par la façon dont on l’interprète encore et encore. Elle écrit :

      

    Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou le lieu de la capacité d’agir à l’origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posés dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré durable.

      

    Notre façon de concevoir le genre a beau avoir évolué depuis la publication de Trouble dans le genre en 1990, il y a beaucoup à dire pour la théorie de Butler, particulièrement sur les façons dont les femmes, consciemment ou inconsciemment, jouent le rôle de la féminité et sont parfois piégées par ce rôle. » (p.113-114)

     

    Le rôle de la féminité

     

    « Les débats sur le genre reposent souvent sur une opposition simple. Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, il paraît, comme si cela signifiait que nous sommes si différents que nous ne pouvons nous atteindre. La façon dont nous parlons du genre fait vite oublier que Mars et Vénus appartiennent au même système solaire, soumises au même soleil. » (p.147)

      

    (Bad Feminist de Roxane GAY)

     

     

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  •  « « On dirait que t’as pas de lèvres. » Paulus m’a dit ça à l’école, le premier jour. Lui, il avait une grosse bouche luisante comme couverte de confiture. Je lui ai répondu : «  Tu as une grosse bouche comme couverte de confiture. » J’avais oublié luisante. Il a dit : « D’accord, ça va. Tu es aussi maigre que je suis gros. A tous les deux, ça sera mieux avec ces crétins. » Il parlait de autres. Les autres étaient toujours après lui. Ils le bousculaient, se moquaient de lui. Moi non, ils avaient peur. Quand j’avançais, ils reculaient. Les plus grands riaient, mais ils reculaient quand même. Après, Paulus a été content. Il pouvait manger tous ses goûters. Personne n’approchait.

      Grand-mère disait : « Tu ne ressembles pourtant pas à ta mère. D’où tu tiens cette figure-là ? » Je ne savais pas. Peut-être de mon père, mais, mon père, personne n’en parlait.

     Quand je lui posais la question, Grand-mère haussait les épaules : « Ne perds pas ton temps à chercher un moins que rien. Tu es là et tu es comme tu es. Tête d’ange ou bec-de-lièvre, le bon Dieu a ses raisons. Il faut faire avec. »

      

    D'où tu tiens cette figure-là ?

    En vrai, cela ne me gênait pas, j’aurais seulement voulu savoir à cause de ce que racontait Patrice. Et ma mère. Mais pour la figure, il n’y a pas de différence avec les autres. J’ai une bouche, des yeux, des oreilles. Ils marchent pareil. Je dois les laver pareil. » (p.20-21)

      

    (Toine, mémoires d’un enfant laid de Pascal BASSET-CHERCOT)

     

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  • « - Je voulais dire que les enfants et les adultes c’est pareil, c’est la même espèce.

     Elle a dit cette phrase en me fixant droit dans les yeux, cette gamine avait parfois une manière de vous regarder comme si elle voyait au plus profond de votre être. La même espèce… Où était-elle allée chercher cela ? 

    - Peut-être était-ce des gens qui n’aimaient pas les Tziganes…

     - Et pourquoi ils n’aimaient pas les Tziganes ?

     - Qu’est-ce que j’en sais ?... Peut-être parce qu’ils vivent différemment de nous, qu’ils ne travaillent pas…

     - Comment ça, ils ne travaillent pas ?

     

    Différemment

    Elle s’est mise à énumérer tout ce que les Tziganes pouvaient faire, j’ai dû l’interrompre :

     - Aux yeux de la plupart des gens ce n’est pas du travail tout cela ! Imagine un homme qui s’embête toute la journée dans un bureau avec ses collègues et son patron qui…

     Elle m’a coupé brusquement la parole.

     - Et toi, tu les aimes ?

     Mon cœur s’est serré, cette fois c’est moi qui l’ai regardée au fond des yeux :

     - Tu sais bien que oui ! Moi… Bien sûr… »  (p.114-115)

       

    (« Promenade » in Le miracle des eaux de Nadèjda GARREL)

     

     

     

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  • « Victoire Morin schlinguait. Elle schlinguait même grave sa race le poisson pourri. Elle était atteinte du fish-odor syndrom. D’après ce qu’elle m’a expliqué un jour, c’est une histoire d’enzymes qui fonctionnent mal.

     De mon côté, bien que j’aie plus d’une fois frôlé l’évanouissement, j’ai souvent béi secrètement le dieu des maladies de merde. Sans lui, Victoire n’aurait jamais été mon amie : en dehors de ses effluves corporels, elle avait tout pour devenir une pouffe parfaitement populaire et enviée. Car en plus d’être canon, elle était coquette à l’excès et incroyablement superficielle.

     Malheureusement, parce qu’on la sentait venir à trois jours de marche, elle était reléguée au rang des parias. Comme moi. Elle se retrouva rapidement affublée du surnom de « Victoire Morue », ce qui me réjouissait, moi la Strud’balle de service. J’étais persuadée d’avoir trouvé mon âme sœur.

     Comme toute personne appartenant à la caste des Intouchables, Victoire subissait une existence compliquée et pitoyable. Par exemple, elle devait suivre un régime alimentaire spécial pour ne pas puer encore plus, et échappait ainsi aux cours d’EPS. C’était un tel cas social qu’en comparaison, je passais pour une fille quasi fréquentable. »  (p.19)

     

    Au rang des parias

      

    « - Le problème, très cher Pirach, c’est que tu vas officiellement quitter notre club !

     - Jamais !

     - De quel club vous parlez ?

     J’oubliais : papa est toujours là, en train de vider son bol en nous regardant.

     - Hein ? Ah oui… Hé bien, tu as devant toi la fondatrice et le président honoraire du club officiel des Minables.

     - Quoi ?!

     - Tu as bien entendu. Les Minables. On revendique notre capacité à être déplorables en toutes circonstances, ainsi que notre incroyable talent à nous maintenir éternellement en dessous de tout.

     - Mais c’est vr…

     - je sais : tu vas dire que c’est très relatif, la nullité, qu’on est tous le pouilleux de quelqu’un et que personne n’est foireux à 100 %. Mais crois-moi, le dernier sondage Ipsos qui nous concerne parle de lui-même. Enfin, tout ça, c’était avant la métamorphose ! J’ai bien l’impression que je vais devoir tenir nos fameuses réunions toute seule, dorénavant.

     - Parce que vous n’êtes que deux ?

     - Oui, on a essayé de recruter ceux qui nous semblaient à la hauteur de notre médiocrité, mais bizarrement, nos camarades sont assez chatouilleux sur ce sujet. Ça les vexe. Je crois que certains se savent pitoyables, mais préfèrent ne pas le vivre au grand jour. C’est parfois difficile d’assumer son moi profond. » (p.33)

     

      

    « Vania, tu es insignifiante. Taille moyenne, élève moyenne… Fille moyenne. Pas parce que tu es née comme ça, mais parce que tu as choisi la transparence, la fadeur, l’insipidité.

     (…)

     Toute ta vie durant, tu as fait des non-choix. Sans ambition, ni volonté ou défi. Tu as subi les décisions de tes parents et tu continues de subir ton œil, de la même façon. Tu le caches derrière tes cheveux, tu baisses le nez, tu t’effaces… alors que c’est ce que tu as de plus beau ! Cocteau disait : « Ce qu’on te reproche, cultive-le : c’est toi. »

     Ton œil gauche, c’est toi, Vania. A moitié fermée, planquée, honteuse.

     (…)

     Tu es grande, Vania. Alors, sors te tête de tes épaules et regarde droit devant toi.

     Je sais que tu lis un tas de livres qui vantent la beauté de la discrétion, le charme de la banalité et la joie procurée par les petites choses. Mais figure-toi que tu as aussi le droit de devenir quelqu'un de remarquable. Tu as le droit d'être un individu à part entière plutôt qu'un vague point dans la masse.

     Certes, nous sommes tous des fourmis, vus de la lune. Mais tu peux être la rouge parmi les noires. » (p.48-50)

      

    (La Fourmi Rouge d’Emilie CHAZERAND)

     

     

     

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  • « J'ai appris à distinguer le féminisme du Féminisme ou des Féministes ou de l'idée même d'un Féminisme Fondamental : un féminisme authentique censé dominer toute la gent féminine. Il m'a été facile d'embrasser ce mouvement quand je me suis rendu compte qu'il défendait l'égalité des genres dans tous les domaines, tout en faisant l'effort de respecter l'intersectionnalité [= concept qui refuse la hiérarchisation des catégories sociales en termes de sexe / genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle. Ce concept désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de discrimination], de prendre en compte tous les facteurs qui influencent ce que nous sommes et la façon dont nous évoluons dans le monde. » (p.12-13)

     

    Intersectionnalité

      

    « Un privilège, c’est un droit ou une dérogation qu’on accorde en tant qu’avantage, faveur ou bénéfice exclusif. Privilège de race, privilège de genre (et d’identité), privilège de l’hétérosexualité, privilège économique, privilège d’être valide, privilège de l’éducation, privilège religieux, la liste est sans fin. » (p.38)

     

    (Bad Feminist de Roxane GAY)

     

     

     

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  • « Il est arrivé un après-midi chargé de livres et de photos, avec un grand rouleau sous le bras. Plus tard, il l’a déplié et accroché au tableau : c’était une carte de l’Afrique.

     - Bien, a-t-il commencé, nous avons maintenant quatre petits Africains dans notre classe, il serait peut-être temps que l’on parle un peu de l’Afrique. Ou plutôt qu’ils nous en parlent !

     C’est curieux, j’ai tout de suite senti que ça partait mal. D’abord, il ne semblait pas très sûr de lui avec sa carte de l’Afrique. (…)

     Ensuite, les « petits » Africains, ça tombait mal : ce sont les plus grands de la classe…

     - Voyons, Fatoumata, par exemple, d’où viens-tu ?

     - Des Charmilles, monsieur, a répondu Fatoumata, qui habite dans la cité.

     Toute la classe a rigolé. Sauf Fatoumata. Et Mamadou.

     - ça suffit, a fait le maître. On a déjà dit, il me semble, qu’on ne se moquait pas des erreurs des autres. Fatoumata, ne les écoute pas. Je ne te demande pas où tu habites, mais de quel pays tu viens.

     - Je suis française, monsieur.

     - Tu es française… Pourtant, a poursuivi le maître en regardant la carte comme pour chercher du secours, tes parents sont maliens, je crois.

     - Oui, mais comme mon père est né avant l’indépendance du Mali, quand c’était encore une colonie, et que moi je suis née en France, je suis française, a expliqué tranquillement Fatoumata.

     - Bon, a dit le maître, réalisant que ça lui faisait un Africain de moins pour sa leçon, tu connais quand même ton pays, enfin je veux dire celui de tes parents, le Mali, non ?

     - Non monsieur, a avoué Fatoumata comme si elle avait fait une bêtise, je n’y suis jamais allée.

     (…)

     - Bon, ce n’est pas grave, voyons : qui d’autre ? a-t-il demandé. Toi, Sony ?

     - Moi, m’sieur, mon père est zaïrois et ma mère angolaise, mais moi je suis né en Belgique. Je crois que mon père a demandé la nationalité . J’ai jamais été en Afrique non plus. » (p.34-36)

      

    Les préjugés

      

    «La vie des autres est parfois si compliquée qu’on préfère s’en tenir à ce qu’on pense savoir plutôt qu’essayer de comprendre. Comme le puzzle, quand on s’acharne à placer n’importe quelle pièce au lieu de chercher la bonne. On appelle ça avoir des « préjugés », nous a expliqué maman.

     « Tout le monde a des préjugés. Il faut faire très attention, c’est comme les microbes sur les mains : avant de manger il faut se laver les mains ? Eh bien, avant de parler avec quelqu'un qu'on ne connaît pas suffisamment, il faudrait se nettoyer le cerveau, pour éliminer tous les préjugés. Ce sont des parasites, des courts-circuits dans les neurones qui font réagir trop vite et empêchent de comprendre les autres !  C’est la peur ou la paresse qui donnent des préjugés : bien souvent, on préfère coller une étiquette sur les gens, (…) plutôt que les laisser s’exprimer et essayer de les comprendre. »» (p.80)

       

    « - Vous autres, les étudiants africains, on vous connaît, vous êtes tous pareils ! Vous venez en France soi-disant pour faire des études et vous vous arrangez toujours pour rester !

     L’employée de la préfecture, protégée derrière son guichet, regardait Clément dans les yeux. On était en septembre, il avait fait la queue depuis sept heure du matin pour s’entendre dire ça à quatre heures de l’après-midi. A chaque rentrée, les étudiants étrangers doivent faire renouveler leur carte de séjour en présentant une inscription pour la nouvelle année scolaire. Clément, qui souhaitait continuer ses études dans une école privée, demandait un délai pour trouver l’argent nécessaire. La guichetière ne voulait rien entendre, le ton monta. » (p.95)

      

     « - De quoi faire de sacrés voyages avec toutes les nationalités représentées, mais que des « sans-quelque chose », remarqua Patrice avec ironie, des « sans-papiers », des « sans-abri », des « sans-ressources ». Pourtant, ensemble, en réunissant le peu qui nous restait, on avait à peu près tout ce qu’il fallait ! Et quand il manquait quelque chose, on trouvait toujours quelqu’un dans l’usine qui avait ce qu’on cherchait.

     L’avantage, c’était que chacun rencontrait toujours quelqu’un de plus « sans » que lui ; ça lui évitait de trop penser à ses soucis. » (p.105)

         

    (Mamadou a disparu de Christian NEELS)

     

     

     

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  •  

    La fille qui vit sans

    « Pas d’amant,

     

    Pas d’enfant

     

    J’suis la fille qui vit sans

     

    La fille qui se suffit de sa vie.

     

    Autrefois j’avais des ambitions

     

    Un mec, un boulot, une maison

     

    J’me suis fait une raison

     

    J’me débrouille sans passion.

     

    Pas d’argent

     

    Pas de talent

     

    J’suis la fille qui vit sans

     

    La fille qui s’arrange

     

    De ce qui dérange.

     

    J’vis ma vie, sans entrain

     

    Aujourd’hui ressemble à demain

     

    Et demain ressemble à hier

     

    Mes jours sont tous frères.

     

    Pas d’amant

     

    Pas d’enfant

     

    J’suis la fille qui vit sans

     

    La fille’ qui s’ennuie

     

    Dans sa vie. » (p.52)

     

     

    (Le journal d’Aurore. Rien ne va plus ! de Marie DESPLECHIN)

     

     

     

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  • « Récapitulons : je nais avec un ptosis, ce qui est déjà pas mal. On peut ajouter à ceci des genoux cagneux, des cheveux filasse ni bruns ni blonds (mais ça, il paraît que c’est très tendance : les Américains appellent cette nuance le « brond »).

     Ensuite, je suis faite comme un mec, le léger détail du pénis mis à part. Les bons côtés ? Des hanches étroites et des mollets fins que même les travestis thaïlandais peuvent m’envier. Les mauvais ? Un cou de taureau et pas de seins.

     Quoi d’autre…

     Je joue de l’hélicon depuis mes neuf ans et j’adore ça. Je m’exerce tous les soirs, dans notre petite cave, pour ne gêner personne. Il faut être vraiment mélomane pour apprécier cet instrument… J’ai appris à jouer dans le noir, vu que la minuterie fait sauter la lumière toutes les quatre minutes.

     Je fabrique des modèles réduits de scènes ordinaires, en papier canson blanc, dans des boîtes à chaussures vides. J’en ai vingt-trois à ce jour. C’est assez encombrant, mais chacune représente un moment important de ma vie et je ne peux, de fait, en jeter aucune : ce serait comme broyer un souvenir. Les versions miniatures de moi ont toujours l’air plus solides et heureuses que la vraie.

     Je vénère Milan Kundera, dont je lirai et relirai probablement l’oeuvre complète jusqu’à ma mort. Je collectionne des trucs débiles comme les prospectus colorés que les marabouts sénégalais du quartier afro glissent parfois dans les boîtes aux lettres. Mon préféré reste celui qui promet le retour de l’être aimé en ces termes précis : « Il courra derrière vous comme un chien derrière son maître ».

     Moi, les démonstrations d’affection en public me mettent mal à l’aise. J’ai globalement horreur de tout ce qui est embarrassant : les comédies musicales françaises, le stéthoscope du docteur sur la poitrine, se sourire à soi-même dans la cabine du photomaton, réciter un poème mièvre devant toute la classe, marcher sans serviette du banc jusqu’au bassin de la piscine, être serrée contre des corps inconnus dans le bus bondé, devoir enlever ses baskets dans le vestiaire après deux heures d’athlétisme, l’infirmière scolaire quand elle demande si on a mal au ventre parce qu’on a vraiment mal au ventre ou parce qu’on a un contrôle de géo et que tout ce qu’on connaît de la Grèce, c’est Nikos Aliagas et la feta.

     Je ne supporte pas les mots « croûte », « flétan » et « conchier ». En revanche, j’éprouve un plaisir suspect à dire « plexus », « superfétatoire » ou encore « pyrolyse », et je m’efforce de les placer dès que je peux. J’ai peur des grains de beauté qui se transforment en cancer de la peau, alors je photographie les miens tous les mois pour observer leur évolution. Les gens qui ont des pellicules dans les sourcils me perturbent énormément mais, à l’inverse, j’adore ceux qui ont les oreilles asymétriques. J’aime les chaussures vernies, même si ça couine sur le lino, et les chemises d’homme – je porte d’ailleurs celles de papa presque tous les jours. Elles sont trop grandes, informes et je dois replier les manches au moins quatre fois, mais je m’y sens parfaitement à l’abri de tout ce qui m’angoisse : l’hostilité ambiante, le vent et la mode.

     

    Ce portrait resterait incomplet sans la description de ma chambre qui est, selon mon père, à l’image de ma cervelle. Pleine à ras bord d’un joyeux bordel hétéroclite, composé d’une accumulation périlleuse de poignées de porte rouillées, gommes rigolotes, biographies de John Lennon et montres à gousset qu’on-pourrait-croire-très-anciennes-mais-obtenues-en-fait-grâce-à-un-vieil-abonnement-aux-éditions-Atlas.

     Les rares pans de murs non occupés par des étagères déglinguées sont couverts d’affiches de Michael Sowa, un peintre allemand né en 1945. J’aime particulièrement celle de la volaille au collier de perles. Elle est très digne.

      

    Autoportrait d’une marginale

    Tout cela réuni suffit à expliquer une certaine impopularité au lycée, je suppose, comme des Lego de bizarrerie emboîtés les uns dans les autres.

     Papa dit que les choses évolueront un jour. Que les codes sociaux changent et que, si je reste immobile assez longtemps, je finirai bien par être tout à fait à la mode. Il croit fermement que dans vingt ans, toutes les ados dignes de ce nom pratiqueront des instruments à cuivre pesant douze kilos, garderont un œil constamment fermé pour avoir l’air désabusé et rêveront de s’appeler comme moi.

     Parce que oui, la cerise sur le pompon, c'est mon prénom. Et mon nom. Vania Strudel. Strudel - qu'on doit prononcer "chtroudel", si on veut être parfaitement académique. Un blase de protège-slip accolé à une pâtisserie autrichienne bourrative. Youpi. La moitié de mes chers camarades m'appelle Tampax et le reste opte pour Strud'balle.

    Adorable, n'est-ce pas ? » (p. 10-13)

      

    « - Ma chérie, le monde est plein de lâches qui disent ce qu’on leur dit de dire, font ce qu’on leur dit de faire et pensent aussi mal qu’on leur dit de penser. Et il y a quelques courageux, des optimistes trop rares, qui osent réfléchir." (p.108)

      

    « - T’es la plus belle personne de la terre, Vania Strudel. T’es drôle, t’es intelligente, t’es sensible et gentille. j’aime chacune de tes bizarreries. j’aime tous les machins en toi qui font que plein de gens ne t’aiment pas. j’aime que tu n’accordes aucune attention à tes habits ou ta coiffure… J’aime quand tu lis de trop près ou quand tu fronces les sourcils pour regarder un truc au loin. J’aime quand tu coupes tes aliments pour que tous les morceaux soient à peu près de la même taille, avant de commencer à manger. J’aime que tu utilises des mots vieillots, que tu milites contre les parcs à orques, que tu cuisines du pâtisson et d’autres légumes qu’on ferait mieux de vraiment oublier. J’aime quand tu me donnes le titre de la chanson que t’avais en tête à ton réveil, que je fais semblant de pas la connaître juste pour que tu me la chantes, très mal. J’aime le fait que t’arrêtes pas de glisser et de tomber, en hiver, et que tu t’enroules dans ton vieux cache-nez en laine. Le vert et rouge, avec les pompons blancs. J'aime que tu sois pleine d'impasses, de sens interdits, que t'aies des zones piétonnes en toi, où je ne peux pas me rendre avec mon bulldozer. J'aime ne pas tout connaître de toi et deviner que je vais aimer ce qui me reste à découvrir. J'aime être un personnage de tes scènes en papier, dans tes boîtes à chaussures. Mais j'aimerais encore plus qu'on les vive pour de vrai. Tous les deux. » (p.180)

      

    (La Fourmi Rouge d’Emilie CHAZERAND)

     

     

     

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