• Autoportrait d’une marginale

    « Récapitulons : je nais avec un ptosis, ce qui est déjà pas mal. On peut ajouter à ceci des genoux cagneux, des cheveux filasse ni bruns ni blonds (mais ça, il paraît que c’est très tendance : les Américains appellent cette nuance le « brond »).

     Ensuite, je suis faite comme un mec, le léger détail du pénis mis à part. Les bons côtés ? Des hanches étroites et des mollets fins que même les travestis thaïlandais peuvent m’envier. Les mauvais ? Un cou de taureau et pas de seins.

     Quoi d’autre…

     Je joue de l’hélicon depuis mes neuf ans et j’adore ça. Je m’exerce tous les soirs, dans notre petite cave, pour ne gêner personne. Il faut être vraiment mélomane pour apprécier cet instrument… J’ai appris à jouer dans le noir, vu que la minuterie fait sauter la lumière toutes les quatre minutes.

     Je fabrique des modèles réduits de scènes ordinaires, en papier canson blanc, dans des boîtes à chaussures vides. J’en ai vingt-trois à ce jour. C’est assez encombrant, mais chacune représente un moment important de ma vie et je ne peux, de fait, en jeter aucune : ce serait comme broyer un souvenir. Les versions miniatures de moi ont toujours l’air plus solides et heureuses que la vraie.

     Je vénère Milan Kundera, dont je lirai et relirai probablement l’oeuvre complète jusqu’à ma mort. Je collectionne des trucs débiles comme les prospectus colorés que les marabouts sénégalais du quartier afro glissent parfois dans les boîtes aux lettres. Mon préféré reste celui qui promet le retour de l’être aimé en ces termes précis : « Il courra derrière vous comme un chien derrière son maître ».

     Moi, les démonstrations d’affection en public me mettent mal à l’aise. J’ai globalement horreur de tout ce qui est embarrassant : les comédies musicales françaises, le stéthoscope du docteur sur la poitrine, se sourire à soi-même dans la cabine du photomaton, réciter un poème mièvre devant toute la classe, marcher sans serviette du banc jusqu’au bassin de la piscine, être serrée contre des corps inconnus dans le bus bondé, devoir enlever ses baskets dans le vestiaire après deux heures d’athlétisme, l’infirmière scolaire quand elle demande si on a mal au ventre parce qu’on a vraiment mal au ventre ou parce qu’on a un contrôle de géo et que tout ce qu’on connaît de la Grèce, c’est Nikos Aliagas et la feta.

     Je ne supporte pas les mots « croûte », « flétan » et « conchier ». En revanche, j’éprouve un plaisir suspect à dire « plexus », « superfétatoire » ou encore « pyrolyse », et je m’efforce de les placer dès que je peux. J’ai peur des grains de beauté qui se transforment en cancer de la peau, alors je photographie les miens tous les mois pour observer leur évolution. Les gens qui ont des pellicules dans les sourcils me perturbent énormément mais, à l’inverse, j’adore ceux qui ont les oreilles asymétriques. J’aime les chaussures vernies, même si ça couine sur le lino, et les chemises d’homme – je porte d’ailleurs celles de papa presque tous les jours. Elles sont trop grandes, informes et je dois replier les manches au moins quatre fois, mais je m’y sens parfaitement à l’abri de tout ce qui m’angoisse : l’hostilité ambiante, le vent et la mode.

     

    Ce portrait resterait incomplet sans la description de ma chambre qui est, selon mon père, à l’image de ma cervelle. Pleine à ras bord d’un joyeux bordel hétéroclite, composé d’une accumulation périlleuse de poignées de porte rouillées, gommes rigolotes, biographies de John Lennon et montres à gousset qu’on-pourrait-croire-très-anciennes-mais-obtenues-en-fait-grâce-à-un-vieil-abonnement-aux-éditions-Atlas.

     Les rares pans de murs non occupés par des étagères déglinguées sont couverts d’affiches de Michael Sowa, un peintre allemand né en 1945. J’aime particulièrement celle de la volaille au collier de perles. Elle est très digne.

      

    Autoportrait d’une marginale

    Tout cela réuni suffit à expliquer une certaine impopularité au lycée, je suppose, comme des Lego de bizarrerie emboîtés les uns dans les autres.

     Papa dit que les choses évolueront un jour. Que les codes sociaux changent et que, si je reste immobile assez longtemps, je finirai bien par être tout à fait à la mode. Il croit fermement que dans vingt ans, toutes les ados dignes de ce nom pratiqueront des instruments à cuivre pesant douze kilos, garderont un œil constamment fermé pour avoir l’air désabusé et rêveront de s’appeler comme moi.

     Parce que oui, la cerise sur le pompon, c'est mon prénom. Et mon nom. Vania Strudel. Strudel - qu'on doit prononcer "chtroudel", si on veut être parfaitement académique. Un blase de protège-slip accolé à une pâtisserie autrichienne bourrative. Youpi. La moitié de mes chers camarades m'appelle Tampax et le reste opte pour Strud'balle.

    Adorable, n'est-ce pas ? » (p. 10-13)

      

    « - Ma chérie, le monde est plein de lâches qui disent ce qu’on leur dit de dire, font ce qu’on leur dit de faire et pensent aussi mal qu’on leur dit de penser. Et il y a quelques courageux, des optimistes trop rares, qui osent réfléchir." (p.108)

      

    « - T’es la plus belle personne de la terre, Vania Strudel. T’es drôle, t’es intelligente, t’es sensible et gentille. j’aime chacune de tes bizarreries. j’aime tous les machins en toi qui font que plein de gens ne t’aiment pas. j’aime que tu n’accordes aucune attention à tes habits ou ta coiffure… J’aime quand tu lis de trop près ou quand tu fronces les sourcils pour regarder un truc au loin. J’aime quand tu coupes tes aliments pour que tous les morceaux soient à peu près de la même taille, avant de commencer à manger. J’aime que tu utilises des mots vieillots, que tu milites contre les parcs à orques, que tu cuisines du pâtisson et d’autres légumes qu’on ferait mieux de vraiment oublier. J’aime quand tu me donnes le titre de la chanson que t’avais en tête à ton réveil, que je fais semblant de pas la connaître juste pour que tu me la chantes, très mal. J’aime le fait que t’arrêtes pas de glisser et de tomber, en hiver, et que tu t’enroules dans ton vieux cache-nez en laine. Le vert et rouge, avec les pompons blancs. J'aime que tu sois pleine d'impasses, de sens interdits, que t'aies des zones piétonnes en toi, où je ne peux pas me rendre avec mon bulldozer. J'aime ne pas tout connaître de toi et deviner que je vais aimer ce qui me reste à découvrir. J'aime être un personnage de tes scènes en papier, dans tes boîtes à chaussures. Mais j'aimerais encore plus qu'on les vive pour de vrai. Tous les deux. » (p.180)

      

    (La Fourmi Rouge d’Emilie CHAZERAND)

     

     

     

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