• Se dissoudre pour échapper au harcèlement

    « Trop de mots qui ne peuvent dire à quel point nous étions sans préjugés, elle et moi, dans un monde qui fait des distinctions. Où un mot suffit à séparer l'un de l'autre. » (p.84)

     

    « Elle était devenue une inconnue. Moins de quatre mois après, je la reconnus à peine. Elle portait un uniforme scolaire, avait l’air d’une petite fille ordinaire, sa queue-de-cheval se balançait. Lorsqu’elle marcha dans ma direction, elle regarda de côté, embarrassée. Elle s’arrêta devant moi, tête basse. Alors seulement je la reconnus à son odeur. Une telle gêne. J’avais envie de lui faire mal. Je la pris par les épaules, mes mains de onze ans. Je la secouai. Je la frappai au visage, ce qu’elle laissa faire sans rien dire. Pourquoi ne me regardes-tu pas ? je lui levai le menton. Tu dois me regarder. Au moins cela. Je te hais. Tu entends ? Je te hais de me forcer à appartenir au groupe des autres. De ceux qui disent. Enfin elle me regarda : Ce qu’ils disent est vrai. » (p.91)

     

    « J’ignore totalement qui a lancé la première pierre. Tout a commencé par deux mots prononcés de manière anodine : Elle pue. Je les entendis. Clairement et distinctement : Elle pue. Bruyant éclat de rire, cela aussi je l’entendis. Puis des index dressés, pas un mot, on fronçait le nez. La voix de Yukiko, un chuchotement : Non, s’il vous plaît ! Nouveaux rires : Elle pue comme si elle avait un poisson sous sa jupe.

     

    Quelqu’un l’attrapa. Je le vis. Clairement et distinctement : elle recula sous le coup de la peur. Qu’est-ce que tu regardes ? me lança quelqu’un. Je détournai les yeux. Je n’avais rien vu. Et je ne vis rien non plus les troisième et quatrième jours, pas plus les cinquième et sixième, je ne vis rien du tout pendant toutes les journées qui suivirent celles-là.

     

    Cette puanteur, criaient des bouches grandes ouvertes, puer comme ça, tu ne les as pas ? Tu paieras demain. Bon sang, tu pues comme une truie. Groin, groin. Un hamster mort sent moins mauvais que toi. Eh, princesse des maths ! Comment on divise un bœuf par une vache ? Les deux mots d’abord prononcés de manière anodine se développèrent à grande vitesse pour former au bout du compte tout un corps textuel.

     

    Se dissoudre pour échapper au harcèlement

     

    Yukiko aurait eu besoin d’un ami.

     

    D’un qui aurait plaidé en sa faveur.

     

    Mais moi.

     

    Je n’avais pas de bouche. Je ne participais pas au discours des autres et je ne disais rien pour m’y opposer. Il fallait rester à l’extérieur si le monde s’effondrait à l’intérieur. Chaque matin, quand Yukiko entrait dans la classe, sa table avait été retournée et déplacée. Un jour, au tableau, la caricature d’un cochon qui grogne. Il avait une jambe levée. En dessous, son prénom. Elle l’effaça, trait après trait. Yukiko devint Yuki. Yuki devint le néant. L’éponge humide à la main, elle finit par se retourner, un regard qui me cherchait et me trouva, hors champ. Dans ce regard, une grâce, l’éclat de jadis : je le jure, je me dissous en poussière d’étoile. C’est exactement comme cela qu’elle me regardait. Comme pour me dire : je me dissous.»  (p.96-97)

      

    « Je laissai à Yukiko le soin de se défendre. Mais elle ne fit pas beaucoup plus que se contenter de rester immobile. C’était un cercle de craie magique, et il n’arrêtait pas de rétrécir. On aurait dit un animal qui fait le mort. Pendant un moment, tout alla bien. Mais ensuite, les agresseurs prirent le dessus et ne la lâchèrent pas avant d’avoir débusqué ses points faibles. Un mouvement sans précaution, et ils surent que c’était dans cette direction qu’ils devaient creuser. Le jeu n’en était plus un, il était désormais question de vie et de mort. Sur le chemin de la maison, je ne vis pas qu’on la poussait contre un mur, dans le passage sombre je ne vis pas qu’on la menaçait de coups de poings, sur le parking vide je ne vis pas que sa jupe lui avait glissé au-dessus du genou. Je passai mon chemin, témoin muet, comme j’avais appris à le faire. Si j’intervenais – c’était encore à l’époque un conditionnel présent, une possibilité tout à fait envisageable -, il était certain que ce serait mon tour. Mieux valait ne pas attirer les ennuis. Mieux valait changer de trajectoire avant que quelqu’un me voie. » (p.97-98)

       

    « On l’a trouvée, les membres disloqués, dans la cour de l’école. Elle s’était jetée du cinquième étage. » (p.99)

      

    (La cravate de Milena Michiko FLASAR)

     

     

    « Wilma ou Wilmer ?Déchaînement homophobe »
    Partager via GmailGoogle Bookmarks Blogmarks

    Tags Tags : , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :