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Un rire qui bave, qui mord et qui fait saigner
« Je pensais au destin – j’y crois – qu’on l’appelle Nature ou Dieu ou Fatalité, toujours est-il qu’il est des mécaniques contre lesquelles on ne peut rien. Certains naissent pour réussir, briller, se distinguer, ET d’autres… je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour servir de point de comparaison. Après tout, pour qu’il y ait des géants, il faut des nains, non ? » (p.10)
« Ricanements – quatre ou cinq hyènes, comme je les appelle, se sont retournées vers moi et leur rire était mauvais. Pas de la moquerie, non, c’était pire que ça. C’est un rire qui bave, qui mord, qui fait saigner, et que je connais par cœur.
Je n’en voulais pas à Beaulieu, au contraire – ce que j’aime chez elle, c’est précisément son détachement absolu aux marques de distinction : le physique, les fringues, la classe sociale, le métier des parents, le collège de provenance ou les notes, semblent l’indifférer au plus haut point. Elle ne connaît qu’une règle : la sienne, celle qu’elle instaure dans son cours et qu’elle applique de manière intransigeante sans faire de quartier et sans nuance. Ma moyenne de 16/20 en français n’y changeait rien, j’étais bonne pour me coltiner une analyse de texte à la maison.
Ça n’a pas loupé, pas plus que les remarques à la sortie : « Bah alors, l’intello, t’as pas écouté la maîtresse ? », « En fait, c’est pas une punition, vu que t’es no life et que tu passes ta vie à travailler, elle t’a fait un cadeau, Beaulieu », « Oh la bibliothèque sur pattes, faut suivre en cours, t’es née pour ça ! ».
Ricanements sur le chemin du cours de maths, couloir du bâtiment C. Je marchais dans le sillage de Margot (un parfum sophistiqué), j’avais l’impression d’être invitée à porter la traîne de ses cheveux blonds, tombant gracieusement sur les formes rebondies de ses fesses parfaites, moulées dans un jean de marque. Elle était entourée de sa cour, véritable princesse de Clèves (le titre du texte dont je venais d’hériter pour faire ma punition) - «et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. »
Je ne sais pas si j’aurais mieux supporté le harcèlement moral (je sais aujourd’hui qu’il s’agissait bien de cela, même si les adultes, à commencer par mes parents, relativisaient mes souffrances : c’est l’âge bête, sois plus forte que ça!), sans la présence de Margot qui me narguait par sa seule existence depuis l’école primaire.
(…)
J’étais contre les privilèges liés à la naissance, et pas uniquement contre la fortune, cette foutue cuillère en argent destinée aux bébés chanceux, mais contre l’apparence même, contre cette loterie de la génétique qui peut faire de notre vie un paradis ou un enfer. Au premier rang de son succès, je l’étais, donc, parce que non contentes d’avoir été scolarisées au même endroit et d’avoir choisi les mêmes options, nous portions des noms de famille dont l’initiale était identique, nous plaçant régulièrement l’une à côté de l’autre quand tombaient les fameux plans de classe. « Tu te retrouves encore à côté de la bolosse, ma pauvre chérie », lui disait-on de manière à ce que j’entende. « Nous fais pas un burn-out quand même ! » et de rire de plus belle.
Margot aussi riait, elle a toujours ri. Je ne peux pas dire qu’elle ait cherché à me nuire, simplement elle n’a jamais rien fait pour me protéger. Sauf une fois. C’est vrai.
Une pyjama party, en classe de cinquième. Je ne savais pas alors que j’avais été invitée pour devenir le centre d’intérêt, le jeu, l’attraction de la soirée. Le but était simple : faire manger le gros tas jusqu’à ce qu’il vomisse. J’ai vomi. On a voulu me faire manger encore, Margot a dit : « ça suffit, ce n’est même plus drôle. »
(…)
L’histoire a circulé, comme les photos prises ce soir-là – mon vomi sur les réseaux sociaux. Durant deux ans, on m’a surnommée « Dégueulis ». Les rares fois où j’ai été invitée par la suite, j’ai décliné. Je ne savais pas quel piège on allait me tendre. Je n’ai pas pris de risque.» (p.10-13)
« Les jours suivants, j’ai goûté avec un plaisir indicible cette paix qui m’était offerte. Je découvrais la tranquillité des journées où l’on ne m’adressait pas la parole, où je n’essuyais aucune moquerie, aucune morsure, où je pouvais me rendre d’une salle de cours à une autre sans redouter qu’on me crache au visage l’air de rien. Je n’étais pas transparente, loin de là. Les hyènes me surveillaient du coin de l’oeil, méfiantes, comme si elles avaient découvert brutalement que je n’étais pas le lapin qu’elles croyaient mais ne savaient pas encore à quel genre d’animal elles avaient affaire. » (p.43)
(Le mur des apparences de Gwladys CONSTANT)
Tags : discrimination, harcèlement scolaire, harcèlement moral, surpoids
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