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La condition de vie des femmes régresse
"De nos jours, les gens parlent et ne savent même plus ce qu'ils disent, exactement comme le mec que j'ai eu le malheur de croiser ce jour-là (...). C'est un peu comme dans le couloirs du lycée. Certains garçons se traitent de "bâtard", comme si c'était un mot gentil, affectueux. Et si vous leur demandez le sens de ce mot, je ne suis même pas sûre qu'ils sauront vous répondre. Ils l'emploient parce qu'ils l'ont entendu. C'est tout. On est en train de devenir des perroquets." (p.9-10)
"Des fois, on me dit aussi que je suis canon. Canon, ça veut bien dire ce que ça veut dire : je corresponds au goût de l'époque, quoi. C'est tout. Je lui corresponds et puis je m'y conforme aussi, niveau fringues, shoes, maquillage. Je suis à la page, quoi, comme on dit. Ça peut sembler superficiel, mais je vais vous dire, ce ne sont pas les nanas qui sont superficielles, c'est la société. Les nanas, elles s'adaptent. C'est facile après de le leur reprocher. Parce que, de toute façon, on leur reprochera quelque chose, quoi qu'elles fassent... En clair : une fille qui est grosse et moche : on va se foutre de sa gueule. Une quelconque, on va lui dire qu'elle pourrait se mettre en valeur. Et une fille jolie qui fait des efforts, elle va se faire traiter de pétasse. On pensera qu'elle est superficielle, qu'elle n'a rien dans le crane. Donc une fille sera toujours ramenée à son apparence et aura forcément tord en prime. Finalement, on vit dans une société qui met la beauté plastique au-dessus de tout, tout le temps, partout, tu peux pas faire un pas dans la rue sans tomber sur une splendeur grand format, sur un panneau d'affichage ou au cul d'un bus, et quand tu ressembles à cette beauté qu'on te jette à la figure en permanence, tu te fais insulter et emmerder dans la rue. Dans ce monde, le problème pour une fille, c'est même pas d'être comme ci ou comme ça, c'est d'exister. Tout court. Notre société fait en sorte que la femme ne puisse pas être satisfaite de ce qu'elle est. Et du coup, elle veut toujours être une autre personne." (p.13-15)
"Dans ma classe, il y a une fille, on va l'appeler Carla, d'accord ? Comment vous expliquer ? Elle est grosse, et elle est moche. C'est dégueulasse de dire ça, mais c'est la vérité. Des boutons plein la figure, des cheveux fins et gras, un double menton, et de petits yeux trop rapprochés. Dans son dos, on l'appelle "gros tas" ou "face de cul". Je pense que sa vie au lycée doit ressembler à l'enfer. Des pals et des flammes. Forcément, elle compense : la bouffe et les jeux vidéo. C'est une geek. Mais geek ne veut pas dire cool, contrairement à une idée répandue. Sauf que, le moment où je l'envie, c'est quand elle sort du lycée. Parce que je suis à peu près sûre que dans la rue on ne l'aborde pas pour lui demander son 06, on ne la siffle pas, elle ne se sent pas en danger. Elle rase les murs, elle passe inaperçue. C'est à ce moment précis, donc, quand on sort du lycée, que nos réalités à elle et moi s'inversent. (...) Une fois dehors, d'ici à ce que j'arrive chez moi, ma beauté n'est plus un atout. Je me fais accoster jusqu'à dix fois. N'allez pas imaginer qu'on m'accoste gentiment, pour me flatter et me lancer des fleurs (...). Non, là, j'ai plutôt droit à des mots comme "pétasse", "chaudasse", "t'es bonne", "vas-y, tu t'appelles comment ?" Et si je ne réponds pas, des fois, on me suit, et je suis obligée de marcher plus vite. Il y a plein de gens autour de moi, OK, mais je suis seule, terriblement, parce que les gens, ils tracent leur route, rien à faire qu'un mec m'emmerde – et encore un mec, un seul, c'est quand j'ai de la chance !" (p.16-18)
"Finalement, un temps ça m’a reposé d’être regardée comme une excentrique ou une malade en phase terminale plutôt que comme une marchandise consommable. Notre société dit aux femmes qu’elles doivent être belles mais elle leur donne envie d’être laides." (p.24)
"Quel est mon message ?... Tout simplement que la condition de vie des femmes régresse. Peut-être que la parité est davantage respectée au gouvernement, mais la rue n'est pas l'Assemblée nationale, et en matière de respect, la rue prend parfois des allures de foutoir.
(...)
Ce que j'entends quotidiennement laisse des marques autrement plus profondes... Comme un mal immergé qui ronge l'intérieur. Et de fait, extérioriser ce mal, le projeter à l'extérieur, l'envoyer à la gueule du monde, est finalement plus violent pour les autres que pour moi." (p.29-31)
"Aujourd'hui je pense surtout aux autres, jeunes filles, jeunes femmes, et j'ai peur pour les plus fragiles, pour celles qui se mutileront tout autrement, pour celles qui s'immoleront par le feu, par le médicament, par le sang. Ça arrivera forcément. C'est peut-être déjà fait, et je l'ignore parce que je ne sais pas tout, parce qu'on ne sait pas tout, parce que pour les journalistes comme vous, il y a trop de détresse à couvrir... Et chaque fois qu'on montre quelque chose, on devrait penser que dans le même temps on cache autre chose... Et ce que l'on choisit de montrer dit aussi précisément ce que l'on choisit de voiler." (p.38-39)
(De si beaux cheveux de Gwladys CONSTANT)
Tags : apparence, discrimination, sexisme, harcèlement de rue
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