• Le jeûne est une drogue puissante

    « Je n’ai pas écrit comment, après mon retour à Paris et le séjour de Lucile à Sainte-Anne, le temps d’une année scolaire, j’avais cessé de m’alimenter, jusqu’à sentir la mort dans mon corps. C’est d’ailleurs précisément ce que je voulais : sentir la mort dans mon corps. A dix-neuf ans, alors que je pesais trente-six kilos pour un mètre soixante-quinze, j’ai été admise à l’hôpital dans un état de dénutrition proche du coma.

     En 2001, j’ai publié un roman qui raconte l’hospitalisation d’une jeune femme anorexique. Le froid qui l’envahit, la renutrition par sonde entérale, la rencontre avec d’autres patients, le retour progressif des sensations, des sentiments, la guérison. Jours sans faim est un roman en partie autobiographique.

     (…)

     L’anorexie ne se résume pas à la volonté qu’ont certaines jeunes filles de ressembler aux mannequins, de plus en plus maigres il est vrai, qui envahissent les pages des magazines féminins. Le jeûne est une drogue puissante et peu onéreuse, on oublie souvent de le dire. L’état de dénutrition anesthésie la douleur, les émotions, les sentiments, et fonctionne, dans un premier temps, comme une protection. L’anorexie restrictive est une addiction qui fait croire au contrôle alors qu’elle conduit le corps à sa destruction. J’ai eu la chance de rencontrer un médecin qui avait pris conscience de ça, à une époque où la plupart des anorexiques étaient enfermées entre quatre murs dans une pièce vide, avec pour seul horizon un contrat de poids.

    Le jeûne est une drogue puissante

     (…)

     Le docteur A. m’a posé quelques questions que j’ai oubliées, j’étais tendue, sur la défensive, je n’avais pas envie de parler avec cet homme, de pactiser avec lui de quelque manière que ce fût, je voulais lui montrer combien je désapprouvais son existence, à quel point je n’étais pas dupe. De quoi était-il capable, à part prescrire quelques gouttes supplémentaires à diluer dans des verres d’eau ? Soudain le docteur A. m’a demandé de m’asseoir sur les genoux de Lucile. Pour gagner du temps je l’ai fait répéter, j’ai pensé pour qui se prend-il ce connard, je portais un jean taille douze ans dont je revois la couleur, j’avais le souffle coupé, il a répété doucement : je voudrais que vous vous asseyiez sur les genoux de votre maman. Alors je me suis levée, je me suis assise sur les genoux de Lucile et, en moins de dix secondes, je me suis effondrée. Il y avait des mois que je n’avais pas pleuré, protégée que j’étais par le froid, la température basse de mon sang, endurcie par l’isolement, je commençais à devenir sourde à cause de la dénutrition, et au cours d’une même journée un nombre très limité d’informations parvenait à mon cerveau. » (p.303-306)

       

    (Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de VIGAN)

     

     

     

    « La condition de vie des femmes régresseL’exclusion qui va de pair avec la maladie »
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