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Vivre son amour au grand jour
« Sa mère lui demandait sans arrêt s’il avait une petite chérie. Mistral roule des yeux. Elle lui demandait vraiment ça ? Eh oui, jusqu’à ce qu’il trouve le courage de lui dire qu’il était gay. Il avait alors vingt-quatre ans, et vivait seul, rue Broca. Est-ce que ça avait été difficile de l’avouer à Lauren ? Oui et non. Facile parce que c’était un tel soulagement de se délester de ce poids. Dur parce que sa mère avait eu l’air terriblement abattue.
(…)
C’est alors que sa mère avait proféré la phrase qui lui faisait encore mal aujourd’hui. « Je ne sais pas comment ton père va le prendre. » Il avait eu envie de se replier sur lui-même, de se cacher, de disparaître. D’un côté, il avait envie de pleurer, de l’autre il était fou de rage. Lauren voulait-elle dire que son père serait déçu ? Eh bien, évidemment, avait-elle répliqué. C’était un sacré choc, il s’en rendait compte, tout de même ? A quoi s’attendait-il, à ce qu’elle le félicite ? Il avait perçu le venin dans les paroles de sa mère et eu un mouvement de recul. Comment se faisait-il qu’elle ne s’en soit jamais doutée ? Comment se faisait-il qu’elle n’ait jamais rien vu ? Si les gamins du collège de Sévral l’avaient deviné, alors qu’il avait à peine plus de dix ans, comment sa propre mère pouvait-elle n’avoir rien remarqué ? La réponse était claire. Parce qu’elle n’avait pas voulu voir. » (p.144-147)
« Mistral lui demande s’il marche parfois main dans la main comme ça avec Sacha. Il répond qu’ils se l’autorisent dans certaines rues de San Francisco, mais c’est à peu près tout. Ils ont pris l’habitude de ne pas se toucher, quand ils sont dehors ou dans des lieux publics. C’est une retenue qu’il a acquise très jeune, à Paris, avec ses premiers petits amis. Mistral trouve ça très triste qu’ils ne puissent pas vivre leur amour au grand jour. Elle dit qu’elle n’arrête pas de repenser à la réaction qu’a eue sa grand-mère quand il lui a fait son aveu. Mistral est outrée. Elle n’aurait jamais cru que Lauren pouvait se conduire de cette façon-là. Elle-même, du plus loin qu’elle se souvienne, avait toujours su que son oncle était homo. Tilia l’avait expliqué à sa fille sans détour. Tilia était la première de la famille à avoir compris que Linden était gay, sans doute bien avant que lui-même ne le devine, et longtemps avant qu’il ne parle à Candice. Elle avait été d’un soutien fabuleux. Elle était au courant des brimades que lui faisaient endurer ses camarades d’école, et avait convaincu ses parents de le laisser aller à Paris. Oui, sa sœur avait été d’une aide inestimable.
Mistral veut savoir si les choses se sont arrangées, avec Lauren. Ça n’a pas été évident, concède Linden. Pendant plusieurs années, Lauren n’évoquait jamais l’homosexualité de son fils, comme s’il ne la lui avait jamais révélée. Elle l’avait superbement effacée de son esprit. Il se demandait parfois ce qu’elle racontait à leurs amis quand ils prenaient de ses nouvelles. Il était facile de dire que Tilia était mariée et avait un enfant . Tilia entrait dans le moule. Mais comment Lauren comblait-elle les vides ? Lui inventait-elle des petites amies pur se rassurer sur le compte de son fils ? » (p.169-170)
« Une fiancée américaine, comme sa mère ? Un jeune Américain, avait rectifié Lauren. Les lèvres de Mme Moline avaient paru se recroqueviller. Elle avait froncé les sourcils. Un homme, avait-elle répété. Oui, avait confirmé Lauren avec pétulance, un jeune homme. Et comme Mme Moline demeurait pantoise, elle avait ajouté : Mon fils est fiancé à un jeune homme. Mme Moline avait cligné des yeux. Elle avait ouvert la bouche, l’avait tamponnée avec sa serviette, mais rien, pas le moindre son n’en était sorti. (…) Lauren avait déclaré alors, d’une voix claire, que son fils était homosexuel et qu’il était amoureux d’un homme.
Mme Moline avait eu l'air ébranlée ; elle scrutait Lauren comme si une barbe avait soudain poussé sur son menton, ou que son teint avait viré au bleu.
Finalement, elle avait réussi à articuler que c'était courageux de la part de Linden d'avoir choisi d'être homosexuel, vraiment très courageux ...…
Lauren avait dévisagé la dame et rétorqué, avec fermeté, que son fils n'avait pas choisi d'être homosexuel : il est né comme ça. Et elle était fière de lui, fière de qui il était. Mme Moline avait pris la main de Lauren. Sa peau était desséchée et ses doigts osseux. Lauren était si courageuse ! Un amour aussi inconditionnel était admirable, comme ces mères dont les fils étaient en prison et qui les aimaient envers et contre tout, même s’ils étaient des assassins. Linden interrompt sa mère ; il n’en croit pas ses oreilles. Lauren sourit avec ironie : c’est pourtant la pure vérité ! Un autre ami proche, en apprenant, pour Linden, lui avait avoué qu’il aurait détesté avoir un enfant homosexuel. Elle avait lu tant de pitié et de dégoût dans ses yeux qu’elle avait eu envie de le gifler. Une amie s’était écriée : Oh ma pauvre, quelle poisse ! Mais les remarques les plus perfides étaient peut-être celles censées être drôles. Alors, comme ça, son fils était pédé ? C’était souvent à cause de la mère, non ? Lauren l’avait sûrement trop couvé. En définitive, tout ça était sa faute à elle, non ? Elle avait appris à se blinder, même si parfois ces réflexions la blessaient encore.
Alors qu’il prend Lauren dans ses bras et la serre contre lui, Linden se rend compte que son orientation sexuelle a pu valoir des réflexions désagréables à sa mère. Il n’y avait jamais réfléchi. Qu’elle aussi ait à subir l’intolérance et le rejet lui semble inconcevable et injuste. Un bref instant, il se remémore son propre douloureux voyage vers l’acceptation de soi, sa difficile rébellion contre la honte que le monde s’était acharné à entretenir autour de lui.» (p.290-291)
(Sentinelle de la pluie de Tatiana de Rosnay)
Tags : homosexualité, discrimination, coming out, homophobie, préjugés
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