• « Pas peur d’être gay »

    « Il ne pouvait pas avouer à quel point il était mal à l’école, sans personne à qui se confier ; c’était comme s’il venait d’une autre planète, comme si les autres percevaient intuitivement sa différence et le rejetaient. Il ne s’intégrait pas, et cela le rendait malheureux. Le problème avait empiré avec la puberté, quand il avait poussé d’un coup et que les autres s’étaient sentis rabaissés. Il avait failli répéter à sa mère qu’ils le surnommaient fielleusement « l’Américain », aggravant par là son mal-être, mais faisant naître aussi un sentiment de révolte – après tout, il était né à la clinique de Sévral, comme la plupart d’entre eux. Ils l’affublaient d’autres surnoms, ils l’accablaient d’autres insultes. Il se sentait exclu, solitaire. Le pire, c’était quand sa mère venait le chercher dans la vieille camionnette à plateau, vêtue de sa robe courte en jean et coiffée de son chapeau de cow-boy, et que chacun d’eux, garçon comme fille, la reluquait avec insistance, forcément, c’était la plus belle femme qu’ils aient jamais vue, le charme incarné avec ses cheveux couleur de miel et sa silhouette voluptueuse.

    (…)

    Dire que la plupart de ses condisciples si méprisants et imbuvables du lycée de Sévral se ruaient aujourd’hui sur sa page Facebook et « likaient » le moindre de ses posts ! Il en avait même vu certains se pointer à ses expositions, fayotant, lui tapant sur l’épaule, affirmant qu’ils savaient très bien qu’il allait devenir célèbre. » (p.34-35)

     

    « Est-ce qu’il se souvient de ce qui s’était passé quand ils avaient fait connaissance, en 2003 ? Linden, intrigué par son hilarité, répond que non. Ah, c’était atroce, reprend-elle, avalant une gorgée de vin. Il avait vingt-deux ans, elle vingt-quatre, une soirée pour fêter le diplôme des Gobelins, dans un loft, près des Halles, elle s’était ridiculisée en le draguant. Ça lui revient maintenant : elle l’avait acculé dans un coin sombre et avait pressé ses lèvres sur les siennes. Il lui avait rendu son baiser gentiment, mais quand elle avait voulu aller plus loin, il l’avait repoussée avec politesse. Malgré cela, elle n’avait pas pigé, l’avait embrassé encore, promenant ses mains sur ses cuisses, les glissant sous sa chemise, murmurant qu’il n’avait pas à avoir peur, qu’elle allait s’occuper de tout, qu’il pouvait se détendre, fermer les yeux, sur quoi il avait déclaré, aussi simplement que possible, qu’il n’était pas branché filles. Ses yeux gris s’étaient écarquillés et elle l’avait dévisagé, puis, après plusieurs secondes de silence, elle avait marmonnée : il voulait dire qu’il était… ? Il avait terminé sa phrase à sa place : gay, oui, il était gay. Elle avait paru tellement accablée qu’il s’en était voulu ; il lui avait caressé la joue en lui assurant que ce n’était pas grave. Elle avait alors répliqué, il s’en souvenait très bien, qu’il n’avait pas du tout l’air gay : comment aurait-elle pu deviner ? C’était injuste, il était si beau, grand, viril, comment aurait-elle pu savoir ? Il lui avait demandé, à mi-voix, avec un sourire espiègle, si elle pouvait lui expliquer ce que signifiait avoir l’air gay, et elle avait plaqué sa main sur sa bouche en bredouillant « désolée ». » (p.45-46)

     

    « Pas peur d’être gay »

    «Il avait été saisi par une sorte de peur, la crainte que sa tante ne le juge, qu’elle ne soit dégoûtée, ou fâchée. Soudain elle avait déclaré, et Linden se rappelait ses paroles avec précision, leur souvenir ne l’avait jamais quitté : « Linden, n’aie pas peur. Dis-moi ce que tu as à dire. » (…)

    Un bref instant, quelques secondes, il avait pensé qu’il ferait peut-être mieux de garder cela pour lui, ne rien divulguer, jamais, de taire ce secret, ne jamais le révéler. Mais la bulle en lui montait déjà, impatiente de sortir et de s’échapper. Il avait dit, lentement, que Philippe était la personne à laquelle il pensait nuit et jour. Philippe était beau, attachant, et Linden était bien avec lui, il se sentait lui-même. Il pouvait lui parler, lui confier des choses qu’il n’avait jamais dites à personne. La bulle s’élevait irrésistiblement, cherchant à franchir ses lèvres, et impossible de la retenir. Linden avait dit qu’il s’était toujours senti différent. Il s’en était rendu compte il y a longtemps à Sévral. Les gamins au collège l’avaient perçu. Il ignorait comment, il ne pensait pas que ça se voyait, mais ils l’avaient deviné, et ils avaient fait de sa vie un enfer. A treize, quatorze ans, ses camarades avaient commencé à avoir des petites amies, à être obsédés par les filles, le corps des filles, les jambes des filles, les seins des filles. Chez lui, cette obsession n’était pas survenue. Au lieu de le laisser tranquille, ils le mettaient en boîte en permanence : mais où donc était sa petite amie ? L’Américain n’en avait pas, ou quoi ? Est-ce qu’il avait déjà touché une fille comme ci, ou comme ça, est-ce qu’il en avait même jamais embrassé une ? Est-ce qu’il était carrément gay, alors ? Une fiotte, une pédale , Ils se gargarisaient des insultes en série qu’il lui lançaient pendant la récréation, et la seule chose que Linden pouvait faire, c’était essayer de se blinder. Une fille lui avait un jour chuchoté que les autres garçons étaient jaloux parce qu’il était mignon. Pourquoi n’avait-il pas de petite amie ? Il pouvait avoir toutes les filles qu’il voulait, à commencer par elle. Il ne lui avait pas répondu.

     

    Quand il s’était installé à Paris, il avait été soulagé. Personne dans sa classe n’avait jamais suggéré qu’il était différent. On se fichait qu’il ait ou non une petite amie. Il était populaire. Et puis, un jour, Philippe. Philippe et ses cheveux bouclés, ses yeux rieurs. Philippe était bien dans sa peau, assumait son identité. Il n’avait pas à faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Philippe avait emmené Linden dans sa chambre, un jour après leur dernier cours. Se pouvait-il que ce soit aussi simple ? Eh bien, oui. Ils étaient seuls dans l’appartement, et Philippe l’avait embrassé. c’est comme ça que leur histoire avait commencé. Récemment, trois élèves de leur classe les avaient arrêtés, Philippe et lui, dans l’escalier. Sarcasmes, quolibets, invectives. Sifflantes, les injures avaient fusé, toujours les mêmes mots affreux, et Linden avait reculé, horrifié. Il était tout à coup de retour à Sévral, victime des railleries et en proie au mépris, et ses yeux s’étaient fermés d’épouvante. Il avait entendu résonner la voix de Philippe, calme, pleine d’humour… Comment Philippe pouvait-il rester aussi stoïque ? Son ton était à la fois impassible et intrépide, et Linden, en rouvrant les yeux, avait vu Philippe qui se tenait là dans son long manteau noir, superbe, menton levé, sourire aux lèvres. Gay ? Oui, il était gay. Ça posait un problème ? On allait le mettre en prison ? Le passer à tabac ? L’attacher, le lyncher, le jeter aux lions ? Quoi, il devait rentrer chez lui pleurer dans les jupes de sa mère ? Il devait se détester sous prétexte qu’il était gay ? C’est ce qu’ils essayaient de lui dire ? Eh bien, il allait leur apprendre une chose. Il avait dix-sept ans, et il n’avait pas peur. Non, il n’avait pas peur. Pas peur d’être gay. Pas honte d’être gay. Est-ce que ces connards avaient quelque chose à ajouter ? Quelque chose du genre « sale pédé », peut-être ? Il y avait eu un silence. Les trois élèves s’étaient éloignés d’un pas traînant. La main de Philippe avait empoigné la sienne et l’avait serrée très fort. Linden avait remarqué qu’elle tremblait.

    Linden s’était tu à nouveau, un long moment. Son souffle avait dessiné un nuage cotonneux sur la vitre froide. Candice attendait. La bulle s’était extirpée de son corps, elle s’était libérée. Il avait dit : « ça ne va pas te plaire. » Autre silence. « Je suis homo. Tu es déçue ? »

    Il avait éprouvé de la peur, de la détresse, de la solitude, et puis, chose étrange, du soulagement. Il s’était retourné pour faire face à sa tante. Elle souriait, et son sourire n’était pas différent des sourires qu’elle lui adressait chaque jour. Elle s’était levée de son siège, était venue vers lui, puis l’avait enlacé : « Je ne suis pas déçue, je t’aime toujours autant.»

    Comme il avait chéri ces mots-là. Je ne suis pas déçue, je t’aime toujours autant. Ils l’avaient accompagné durant le long intervalle où il ne s’était pas senti prêt à faire son aveu à qui que ce soit d’autre. Ils l’avaient accompagné lorsqu’il repensait à son adolescence à Sévral, aux insultes qu’il avait subies, à la solitude dont il avait souffert. lorsqu’il envisageait de s’ouvrir à son père, à sa mère, à sa sœur. Il le ferait un jour. Les mots si précieux de Candy le protégeaient, en attendant, de toutes les peurs qui l’habitaient.» (p.104-107)

     

    (Sentinelle de la pluie de Tatiana de Rosnay)

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