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Les habitants de la terrasse
« Au fil des jours, j'interrogeai ainsi les autres locataires mais ils n'avaient pas le caractère facile et les langues, décidément, ne se déliaient pas. En tout cas, on pensait des choses effroyables des habitants de la terrasse. Des histoires atroces circulaient sur leur compte. Qu'ils étaient drogués, cocaïnomanes ou morphinomanes, qu'ils portaient sur les oreilles un Walkman dont le volume était poussé à fond pour ne plus entendre les bruits du monde.
D'autres disaient au contraire qu'ils étaient doux et inoffensifs comme des sauvages d'une île des mers du Sud.
Un étudiant me jura qu'ils vivaient nus.
Une ménagère m'assura qu'ils suçaient des cailloux en guise de repas et n'avaient même pas de réfrigérateur. » (p.19)
« Je comprenais, oui, je comprenais maintenant que sur la terrasse de l'immeuble, surplombant les quinze étages du bâtiment, vivait (si l'on peut appeler cela vivre) une famille éplorée, composée d'une gosse de quatorze ans que la mort de son père avait rendue anorexique, d'une femme que la mort de son mari avait rendue comme folle et d'un vieux monsieur que la mort de son fils avait rendu muet. » (p.21)
« On pourrait faire imprimer des cartes de visite au nom de tous les habitants de l'immeuble et mettre sur chacune « Meurtrier ». C'est vrai que nous ne leur avons pas donné d'argent et c'est vrai aussi que nous ne les avons pas aidés. Nous avons réfléchi après. Ça arrive souvent de réfléchir après. Mais quand il a été trop tard, alors nous avons trouvé des tas de solutions. Moi, je me suis aperçu que j'avais plus d'argent que ce que je pensais et puis la mercière s'est aperçue qu'elle cherchait, depuis trois ans, une secrétaire un peu comptable pour le magasin. Et puis l'entrepreneur de jardins et espaces verts qui loue l'appartement 284 s'est aperçu qu'André jouait très bien de la cisaille et pourrait entretenir la cité des Mimosas pour trois ou quatre mille francs par mois, en plus de sa retraite. Mais on s'en est aperçu après, quand la grue de la dépanneuse a sorti de l'eau la voiture de Michel. Tu sais, on a tous assisté au spectacle et, au fur et à mesure que la voiture sortait de l'eau, c'est nos idées qui émergeaient peu à peu de la boue de notre crâne. Voilà pourquoi nous sommes des meurtriers. » (p.56-57)
« Depuis que tu es allé déposer, Dieu sait pourquoi, un panier garni de je ne sais quoi sur la marche de l'escalier, André ne se tient plus de rage. Je le connais bien, tu sais, c'est une vraie brute quand on l'humilie. C'est un soldat, tu comprends ça ? Il a tout perdu en perdant son fils. Alors pour lui, crever, c'est rien. Et faire crever sa belle-fille et la petite Émilie, ça lui est égal. Il préférera les voir mourir de faim plutôt que de les laisser en bas, là où on se traîne, nous, là où on rampe, là où son fils est mort dans la vase. » (p.57-58)
« J'étais un type complètement gâteux, séchant les cours pour aller escalader un immeuble et ravitailler une famille d'excentriques qui avaient refusé de se laisser humilier par la stupidité de la vie, par l'aveuglement des autres, par l'inexorabilité du chômage. » (p.63)
« Monsieur André, ce n'est pas la guerre, ce n'est plus la guerre. Je ne suis pas un ennemi. Je ne suis pas un soldat. Je n'ai pas d'armes. Quand est-ce que vous comprendrez cela ? Le chômage, et la solitude et le suicide de votre fils, ce n'était pas un guet-apens, ce n'était pas une bataille non plus, c'était la vie, tout simplement, dans ce qu'elle a de plus moche. Mais ces problèmes-là, André, ne se résolvent pas à coups de carabine ou de grenade. Il faut être malin, un peu plus malin que vous ne l'êtes.
André me gifla et je fus sonné comme un boxeur. J'étais de nouveau allé trop loin pour l'orgueil de ce vieil homme implacable. J'admettais mon erreur. » (p.100-101)
(Le valet de carreau de Régine DETAMBEL)
Tags : discrimination, marginalité, pauvreté, quart-monde, rumeur, préjugés, réputation, SDF, suicide, chômage, humiliation, honte, solitude
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