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Devenir un étranger
« Il déroute d'abord celui, ou celle, qui des années durant avait appris à deviner les désirs et les réactions du compagnon de vie. Après tant d'années partagées, découvrir que l'autre cesse d'être un autre soi-même pour devenir un étranger est source d'une blessure indicible, d'une douleur immense. C'est une déchirure souvent plus difficile à porter qu'une mort imprévue. C'est une nouvelle rencontre qui s'amorce, une nouvelle vie qu'il faut inventer. C'est un monde nouveau où tout se mêle, sans logique apparente ni repères visibles, qu'il faut affronter. » (p.11-12)
« ...l'aidant ? Ce terme affreux dont on a affublé le compagnon de vie qui accompagne le départ de l'autre vers un ailleurs de plus en plus inaccessible. » (p.18)
« Il prendra son temps puisque, à chaque pas, il oublie le précédent et l'échéance dont il se rapproche. Sur ce chemin dont nul ne connaît la longueur, mais tous l'issue, il perdra chaque jour un fragment de lui-même et de leur histoire. On se fait à l'idée de la mort. Mais comment va-t-elle faire désormais avec celui qui est là sans être là ? Peut-on faire le deuil d'un être vivant ? » (p.20)
« Elle, (…) va entrer dans le temps de la colère, qui s'infiltre en elle comme une inondation sournoise puis explosive. Phase nécessaire du deuil, dit-on. Mais il est encore là et subit sa colère. L'amour, la tendresse, la compassion se mêlent à sa violence. Rage de détresse. Elle ne le supporte plus, c'est de sa faute, il est responsable, le médecin l'a dit. Elle a envie de le battre, de le prendre dans ses bras, de le protéger, de le tuer. Dix mois de lutte avec ses démons vont s'engager. Sa traversée de l'enfer. Elle combat, il s'absente. Elle pleure, il la regarde, étonné. » (p.32-33)
« Non pas que j'ai envie de hurler à l'injustice lorsque, au moindre signe d'agacement, il se plaint : « Tu me parles toujours mal. » Ce « toujours », un poignard de reproche qui creuse à chaque fois plus profond mon impuissance, mon incapacité à n'être qu'amour, tendresse, patience infinie. » (p.45)
« Nous avons partagé trente ans de vie commune. Une telle intimité de pensée et de sentiments avait entretenu le mirage d'un paysage familier. J'étais certaine que je savais tout de lui, que rien ne m'avait échappé de ses moindres frémissements. Et voilà que je ne le reconnaissais pas, il s'échappait, s'enfuyait et se réfugiait dans des espaces inaccessibles. Un puzzle éclaté. Une géographie inconnue. Des pièces manquantes, des morceaux non identifiés impossibles à placer ou déplacer. » (p.46-47)
« J'ai cessé de me demander si la maladie d'Alzheimer est un accident ou une malédiction programmée depuis longtemps. A l'instar des neurones, je me suis derechef assigné une nouvelle mission. Voilà, je tenais le fil, j'avais la vision de ce que je devais faire désormais : aider ce cerveau maltraité à réorganiser ce qui pouvait l'être encore ! J'étais cependant suffisamment lucide pour ne pas m'engouffrer dans l'hypothèse illusoire d'une guérison. Simplement, je me trouvais enfin un rôle minuscule, une infime chance d'agir dans ce déroulement implacable de la maladie qui nous anéantissait. » (p.54)
« Tu n'en veux plus depuis longtemps de mon désir incessant de faire et de défaire, de construire et de réaliser des projets qui se sont les uns après les autres fracassés contre ta résistance douce, puis passive, et enfin ton effacement. » (p.77)
« Tu veux seulement que je reste assise à côté de toi, main dans la main. Tu es devenu mon guide aveugle vers les ténèbres. Je suis devenue l'otage de ta maladie. Je suis ta prisonnière. » (p.78)
« Je m'obstine à inventer notre mythe, je cherche encore un refuge pour nous deux, à l'abri d'un monde que tu as fui et où je ne trouve plus notre place. » (p.79)
« Chose inhabituelle, j'ai moi aussi été accueillie et écoutée. On m'a raconté la vie ici, une vie aménagée pour prendre soin de ces exilés d'une société qui ne peut plus ou qui ne sait pas encore assumer leur état. J'ai découvert un camp dont les réfugiés sont désormais à l'abri de nos peurs face au mystère qu'ils nous opposent.
Énigme que les soignants ont choisi de côtoyer sans forcément la comprendre. Ils ont pris le parti d'accompagner des personnes plutôt que des malades, d'accéder à leurs souffrances, à leurs désirs, à leurs goûts, à leurs demandes, sans nécessairement chercher à les expliquer. » (p.89)
« A la fin de la séance, j'interroge Virginie. Question tout droit sortie du dehors, de là où il faut des résultats, de la performance. « Vous les voyez faire des progrès ? » Un grand sourire modeste accompagne la réponse : « Je suis juste là pour leur donner du bien-être."
(…)
On s'interroge, on s'inquiète, deviendra-t-il un jour nécessaire d'obtenir des résultats pour continuer à s'occuper d'eux ? Pourrons-nous longtemps encore dire avec Virginie que seul compte « leur bien-être » ? Ces patients sont dérangeants. (…) Un miroir embarrassant pour notre société qui ne sait plus que faire de ces gens tombés du train en marche. » (p.100-101)
« Dans l'intensité de cette vie qui s'écoule loin des considérations neurologiques et médicales, on ne suit pas des malades, on accompagne des personnes. Tous ont la ferme croyance que malgré et au-delà de toutes les pertes apparentes subsiste une zone indemne. A chaque instant, c'est « cette part intacte de leur âme » qu'ils cherchent à contenter. » (p.106-107)
« Nathalie s'est assise auprès de Simone qui, dans un douloureux moment de lucidité, pleure sur son épaule. Tout à coup, une question se fraie un chemin au milieu des larmes :
« Pourquoi avez-vous choisi ce métier ?
- C'est pour que vous puissiez poser votre tête sur mon épaule. » » (p.117)
(Alzheimer mon amour de Cécile HUGUENIN)
Tags : Alzheimer, vieillesse, discrimination, handicap, aidant, accompagnement, deuil, soins palliatifs, différence
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