• Se faire wikipédier

     

    « J'ai développé une théorie que j'appelle le « principe de la douleur » et dont voici l'idée générale : c'est la douleur qui nous fait devenir ce que l'on est.

     

    Regarde autour de toi, Iz. Les Communs sont partout : des gens tout brillants, avec des voitures encore plus brillantes, qui conduisent vite, et parlent encore plus vite. Ils utilisent des grands mots pour raconter des histoires fabuleuses dans des décors exotiques. Tiens, prends ce gars de mon école, Dustin Machin-Truc. Il passe son temps à parler de la « propriété » de sa famille. Pas la « maison ». Non, la foutue « propriété ». Sa mère a engagé un majordome-chef prénommé Jean-Claude, qui, selon Dustin, donne à toute la famille Machin-Truc des cours de ju-jitsu tous les matins à l'aube. (Suivis de pancakes. Dustin n'oublie jamais de parler des pancakes.) Bon, alors ce serait facile pour moi de me dire, en voyant Dustin : « Oh mon Dieu, quelle vie incroyable ! J'aimerais tellement avoir la même ! Pauvre de moi ! »

     

    Mais quand Dustin parle, il y a au fond de ses yeux un détail, une absence de lumière, comme le faisceau d'une lampe torche qui s'estompe doucement. Comme si on avait oublié de changer les piles du visage de Dustin. Ce genre de vide ne peut être rempli que de chagrin, de luttes et de, comment dire... de l'énormité de ce qui nous entoure. Tout ce qui pue dans la vie. Et on ne trouve ni énormité, ni de trucs qui puent dans les petits déjeuners avec des pancakes. La douleur, c'est ça qui importe. Pas les belles voitures, les grands mots ou les histoires fabuleuses dans des décors exotiques. Et certainement pas un abruti de domestique-sensei français qui fait des tartines à l'aube.

     

    Ce que je veux dire, c'est que j'ai appris à accepter ma douleur comme une amie, quelle que soit la forme qu'elle prenne. Parce que je sais que c'est l'unique rempart qui me sépare de la plus pitoyable de toutes les espèces : les Communs. » (p.51-52)

     

     

    Les Communs

     

     

    « C’est un sentiment étrange, d’être dépité par sa propre génération. Il y a longtemps que j’ai changé mon idéalisme de châteaux en Espagne – puisqu’il se rapporte à ce que sont les gens et à leurs intérêts – pour un point de vue plus réaliste sur le monde (…) Sans s’en rendre compte, on se retrouve au lycée, à se demander si on est le seul à avoir lu « Le meilleur des mondes » de Huxley, en entier et pas seulement le résumé sur Wikipédia. Ou alors, on est à la cantine en train de réfléchir à la complexité du dernier Christopher Nolan, tandis que les pom-pom girls de la table voisine débattent de je ne sais quelle téléréalité en vogue cette semaine, et se disputent à qui exécute la meilleure fellation. Je passais mon temps à me dire que ça passerait, que ce n'était que le lycée. Le monde réel serait différent, c'était certain. Mais je commence à me demander si ce n'est pas la planète entière qui s'est fait wikipédier. » (p.213-214)

     

     

     

    « Plus tard dans ma vie, j'allais me rendre compte à quel point c'était étrange, cette idée que quelque chose clochait chez moi, quelque chose d'assez sérieux pour justifier des médicaments sérieux, un médecin sérieux et une vie pleine de remèdes sérieux pour éviter une maladie sérieuse – cette obsession étrange le rendait fou, à sa façon. Plus tard dans ma vie, j'allais me rendre compte que malgré ses actes, mon père voulait ce qu'il y avait de mieux pour sa famille. En revanche, comment pouvait-il y parvenir ? Ça, il n'en avait aucune idée. Plus tard dans ma vie, j'allais me rendre compte que c'était cela, l'ultime dichotomie : qu'une personne veuille le meilleur mais aille le chercher avec ce qu'elle avait de pire. C'est ce qu'à fait Papa. Ça ne lui suffisait pas d'aider la vieille dame à traverser la route. Il fallait qu'il sorte une arme à feu et la menace pour qu'elle se magne. Ses méthodes n'étaient pas seulement inefficaces, elles étaient aussi complètement dingues. Ainsi va le destin des hommes bons qui succombent à la folie du monde. » (p.229-230)

     

     

     

    « Toute ma vie, j'ai cherché mon peuple d'appartenance, et toute ma vie je suis revenue les mains vides. A un moment, je ne sais pas quand, j'ai fini par accepter l'isolement. Je me suis roulée en boule pour mener une vie d'observations et de théories, qui n'a rien d'une vie. Mais si les moments de connexion entre humains sont tellement rares, comment ai-je pu me connecter si vite et si fort à Beck et Walt ? Comment ai-je pu forger des relations plus profondes avec eux en deux ou trois jours, qu'avec n'importe qui d'autre en seize années d'existence ?

     

    On passe notre vie à errer par monts et par vaux, à parcourir les quatre coins du monde, à chercher désespérément une seule, rien qu'une seule personne qui puisse enfin nous « comprendre ». Et je me dis que si on parvient à la trouver, alors on a trouvé sa maison. » (p.256-257)

     

     

     

    (Mosquitoland de David ARNOLD)

    « La vie comme un bocalBarbe »
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