• Quelqu'un de spécial

     

    « - Ton imaginaire et ton goût pour l'écriture font de toi quelqu'un de spécial, quelqu'un de différent, et c'est ce que ces filles de quatrième voient et jalousent.

     

    Il ne voulut pas leur coller trop vite l'étiquette de harceleuses pour ne pas effrayer Ella, mais la plaisanterie pouvait se transformer en harcèlement. Le côté artiste d'Ella n'était pas seul en cause. Son androgynie devait aussi intriguer ou perturber ses camarades. » (p.85)

     

     

     

    « Tout avait commencé le mardi, jour du cours de latin avec madame Nozière, mais aussi jour où Ella croisait la route des cinq filles de la 4èC, Marine, Alice, Selma, Mélanie et Hannah. Remontée à bloc par sa séance de la veille avec son psy, Ella se disait qu'elle n'avait pas peur d'elles, qu'elle pouvait ignorer leurs « Pas carré, Pas carré » martelés dans son dos, et leurs cuicuis sifflotés sur sa route parce qu'elle s'appelait Kuypens. C'était bête, cruel, mais surtout puéril ? «  ça ne m'empêchera pas de grandir » était devenu le mantra d'Ella. Elle s'était fait un programme sportif pour devenir costaud, des pompes, des haltères, le trajet en courant jusqu'au collège, et tout un programme de lectures pour devenir écrivain. » (p.125)

     

     

     

    «  - Elles t'ont piqué un truc, dit-il en désignant précisément le sac marin. Un cahier.

     

    (...)

     

    - Comment tu sais, toi ?

     

    - Parce que je les ai vues dans la cour. Marine disait que tu avais écrit un roman culte et elle demandait qui en voulait une feuille. Elle les distribuait à des gens de sa classe. Je... Je t'en ai récupéré une feuille.

     

    Il lui tendit une page du cahier avec l'air de quelqu'un qui s'attend à être remercié.

     

    - Mais j'en veux pas, fit Ella en reculant de dégoût.

     

    Son cahier dépecé, souillé, violé. Elle tourna le dos à Jimmy et partit en courant vers son arrêt de bus. Une fraction de seconde, elle eut envie de se faire écraser. Et puis non. Ça ne m'empêchera pas de grandir.

     

    Assise dans le bus, le sac serré contre sa poitrine, elle s'interdit de pleurer en public. Mais dès qu'elle fut dans sa chambre, elle s’aplatit sur son lit, le visage enfoncé dans l'oreiller. Mais pourquoi ? gémit-elle. Qu'est-ce qu'elle avait fait ? Qu'est-ce qu'on lui voulait ? Elle sentait chez ces filles le désir de la mettre à nu. Pourquoi ? Parce qu'elle était quelqu'un de spécial, quelqu'un de différent. Mais alors, c'était un crime ? » (p.127-128)

     

     

     

    «  Alice savait maintenant que Marine l'avait rendue complice de sa propre mauvaise action, et la feuille lui brûlait la main. On y lisait les mots poison, vénéneux, mortel. Elle en fit une boule, qu'elle jeta dans sa corbeille à papier.

     

    On était mardi, et Alice devait retrouver Ella en cours de latin. Alice n'avait pas de sympathie pour cette fille qu'elle traitait de « bolosse ». Mais elle ne voyait pas non plus pourquoi les autres s'acharnaient sur elle. S'il lui était arrivé de chuchoter « Pas carré, Pas carré » dans son dos, c'était pour faire comme le reste de la bande, et peut-être pour détourner d'elle les moqueries cinglantes de Marine. Elle porta de nouveau la main à ses lèvres. Ce bouton, putain ! Ella Kuypens n'avait pas de boutons. Elle avait une peau de bébé, que les autres s'amusaient à faire rougir en la tourmentant. » (p.135-136)

     

     

     

    «  Pendant le cours de latin, l'une d'entre elles avait réussi à se glisser dans son dos et à renverser de l'encre sur la bande blanche de son sac. Elles savaient d'instinct ce à quoi elle tenait, ce qui pouvait l'atteindre. Ce n'était pas sa mise à nu qu'elles voulaient, c'était sa mise à mort. » (p.138)

     

    Quelqu'un de spécial

     

    «  - C'est depuis que je suis née que je suis en colère, dit-elle enfin. Je voulais naître en garçon.

     

    - Il y a eu erreur à la livraison.

     

    - C'est pas drôle.

     

    - Non, Mais ça n'empêche pas de garder le sens de l'humour.

     

    Elle donnait des petits coups de pied dans son sac marin, passant sa rogne sur ce symbole de son moi au masculin.

     

    - Essaie de comprendre mon point de vue, Ella. Je préfère que tu exprimes ta colère d'être une fille que de faire semblant de croire que tu es un garçon. En thérapie, on recherche une chose qui se rapproche de la vérité, non ?

     

    Elle aimait qu'il lui parle de cette façon. Il ne la traitait pas en enfant.

     

    - La vérité, dit-elle, c'est que je ne VEUX pas être une fille et que je ne PEUX pas être un garçon.

     

    - Ni l'un ni l'autre... Ou les deux ?

     

    La question resta en suspens. » (p.168-169)

     

     

     

    «  Son téléphone, resté au fond de sa poche de veste, lui signala l'arrivée d'un SMS. Elle le lut sans comprendre. « Travelo ». C'était tout. « Travelo ». Le message provenait de Jimmy. Elle n'avait pas l'intention de répondre, même pour avoir des éclaircissements. Or dix minutes plus tard, un nouveau SMS l'avertit : « Check ton mur ». C'était une invitation à aller voir sur Facebook. Ce qu'elle fit, intriguée, et même déjà inquiète, car il y avait quelque chose de menaçant dans le ton employé. Sur le mur de son Facebook, elle vit la photo que venait d'y poster Jimmy. C'était elle. Elle habillée en Elliott et s'offrant béatement aux rayons du soleil. Au-dessous de la photo, ce commentaire : « C pa une fille, c un mec ! » Elle se sentit devenir glacée comme lors de ses précédents évanouissements. Vite, détruire cette image. Une heure plus tard, un nouveau SMS la fit sursauter. Cette fois-ci, il était de Marine. « Travelo ». Jimmy avait partagé la photo. Dès lors, les filles de la 4è C firent pleuvoir les SMS, mêlant insultes et propos injurieux dans une surenchère délirante. C carnaval ? Ou ta mi t seins ? T'attends le client ? C un type qui s habille en fille au collège ou c une fille qui drag les filles habillée en garçon ? Drag queen ou drag king ?

     

    Le lendemain, une fille de sa classe, qui ne lui parlait jamais, l'avait accueillie, d'ailleurs sans méchanceté, par un : « T'as pas mis ta cravate aujourd'hui ? » Tout le monde était au courant. La photo avait circulé d'écran de téléphone en écran d'ordinateur, la beauté androgyne de la jeune Ella suscitant de plus en plus de commentaires sales, sexistes et homophobes. Pour rigoler, bien sûr. Le vendredi, Ella passa une partie de la journée à l'infirmerie. Le lundi, elle vomissait. » (p.268-269)

     

     

     

    « - Un travelo, c'est un travesti. Un homme qui s'habille en femme.

     

    - Et pas une femme qui s'habille en homme ?

     

    - Si... peut-être. Mais c'est moins voyant, parce qu'il y a beaucoup de femmes qui portent un pantalon, tandis que des hommes qui portent une robe...

     

    - Il y a une fille en 4è A qui s'habille comme un mec. Elle ressemble vraiment à un garçon. Elle est toute plate, elle a les cheveux rasés, elle met une cravate. Les autres disent que c'est un travelo.

     

    Quelle drôle de conversation, se dit Louise. On se croirait dans un show de téléréalité. Thème de l'émission de ce samedi : J'ai changé de sexe, et alors ?

     

    - C'est sans doute une ado qui n'est pas très bien dans sa peau. (...)

     

    - Les autres lui envoient des SMS pour la traiter de transsexuel.

     

    - Mais c'est n'importe quoi ! S'insurgea Louise.

     

    - Et du coup, elle ne vient plus au collège

     

    Alice raconta les choses dans le détail, la photo d'Ella qui circulait, les ragots de Jimmy et de Mélanie, et les moqueries qui étaient devenues des insultes. Louise finit par lâcher le mot harcèlement et même cyberharcèlement. Alice acquiesça, soulagée. Elle avait besoin que les choses soient nommées. Qu'on lui dise où est le bien, ou est le mal. » (p.294-295)

     

     (Sauveur & Fils saison 2 de Marie-Aude MURAIL)

     

    « GymnastiqueArt gothique »
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