• En toute impunité

     

    « Parfois, je revois ton visage ; brutalement, le souvenir me renvoie ton image, et ça fait mal, encore, Yannick. Tes yeux me regardent, au-delà de toutes ces années, pour un instant, juste un instant, jusqu'à ce que je te chasse de ma mémoire. Et chaque fois, il m'en reste un drôle de goût dans la bouche. Le goût amer que l'on a quand on sait qu'on a été lâche.

     

    Elle vient de loin, en fait, cette lâcheté. Elle a commencé bien avant nous. Puisqu'il était là depuis longtemps, Van Eyck, et qu'en entrant dans ce collège, on était prévenus. Les grands frères, les grandes sœurs nous l'avaient raconté : Van Eyck, le prof de musique, il cogne, tu verras, quand il crise, il ne se retient plus, il en attrape un, et ça fait mal. Mais de la façon dont ils le disaient, ça ne semblait pas si dangereux, on sentait une sorte d'excitation dans leur voix ; cela semblait un jeu dont, intuitivement, on comprenait les règles. » (p.7)

     

     

     

    « Il y en avait toujours un ou deux dans les classes, qui détonnaient. Parce qu'ils avaient un nom étranger, ou parce qu'à leur façon d'être, de s'habiller, de vouloir passer inaperçus, ils révélaient une faiblesse, une faille qui les désignaient de toute façon comme victimes. Ou parce qu'ils étaient roux. Van Eyck n'aimait pas les roux, c'était connu, c'était admis. » (p.8)

     

    En toute impunité

     

     

     

    « - Qu'est-ce que tu fous là, petit merdeux ? A crié Van Eyck, dérangé dans sa parade.

     

    Yannick a blêmi. Quand j'y pense, c'était peut-être là son plus lourd handicap : son visage trahissait instantanément ses émotions ; ses lèvres se pinçaient, ses yeux s'agrandissaient, son regard s'assombrissait, et cela suffisait à bouleverser ses traits, à l'affubler d'un masque tragique où se mêlaient étrangement la peur et la haine.

     

    En deux pas, Van Eyck a été sur lui. Il l'a saisi par le col de la chemise et l'a traîné jusqu'au fond de la classe en hurlant :

     

    - Tu te fous de ma gueule, ou quoi ? Tu vas voir... tu vas voir...

     

    (…)

     

    Yannick s'est redressé à moitié. Son bras plié levé devant lui, comme pour se protéger, il a bredouillé :

     

    - Mais j'ai rien fait !

     

    Van Eyck l'a regardé froidement. Et, juste comme Yannick baissait son bras, il l'a giflé, d'un revers de main. Puis, se tournant vers nous, il a éclaté de rire.

     

    Et nous, on a ri. C'était la règle. » (p.13)

     

     

     

    « Je ne peux pas raconter ce qui se passait. Quand j'y repense, ça me paraît complètement invraisemblable, et je ne comprends pas qu'on ait laissé faire, ni surtout qu'on ait participé à cette invraisemblance. » (p.14)

     

     

     

    « Après ce cours, pour la première fois, nous avons réagi. Oh, très timidement, et pas directement. C'était la période des conseils de classe. L'usage voulait que le professeur principal « prépare » le conseil avec la classe, c'est-à-dire qu'il laissait exposer pendant un quart d'heure ou une demi-heure les « problèmes ». Tout cela était très codé. On savait qu'il était délicat, ou inutile, d'évoquer les relations avec les enseignants.

     

    (…)

     

    Le professeur principal, qui était notre professeur de français, était relativement compréhensif. (…) Il a même semblé choqué quand Sophie, la déléguée de classe, a raconté prudemment, sans citer le cas de Yannick, ce qui se passait en musique. Il a demandé conformation. Chacun, alors, y est allé de son anecdote : insultes, vexations, coups sur la tête, gifles, coups de pied... tout le monde, un jour ou l'autre avait subi les colères de Van Eyck. » (p.15-16)

     

     

     

    « M. Buche, le principal, l'a interrompue aussitôt :

     

    - On ne traite pas ce genre de problèmes en conseil de classe. Vous viendrez me voir dans mon bureau...

     

    Sophie et Jean-François, l'autre délégué, sont allés , le lendemain du conseil, à la première récréation, au bâtiment de l'administration. Le principal a refusé de les recevoir. Personne n'a été surpris. On n'a pas insisté. » (p.16)

     

     

     

    « Rien n'a changé en musique. Van Eyck s'en prenait de plus en plus souvent à Yannick, de plus en plus violemment.

     

    (…)

     

    A la rentrée après les vacances, Yannick n'était pas là.

     

    (…)

     

    Yannick était mort. On ne savait pas comment. On a d'abord parlé d'un accident. Yannick serait tombé d'un lit superposé. En tombant, il se serait étranglé avec une ceinture, ou avec le cordon de sa robe de chambre.

     

    (…)

     

    Van Eyck a terminé sa carrière au collège. Mon plus jeune frère l'a eu trois ans de suite. C'était le même Van Eyck. Il paraît qu'il a été décoré des palmes académiques le jour de son départ à la retraite. » (p.17-18)

     

     

     

     

    (Jours de collèges, « Fausse note » de Bernard Friot)

     

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